Dans le cadre de la lutte contre la précarité en matière de travail et conséquemment à l’abolition de la sous-traitance par la nouvelle loi de réforme du droit du travail, les travailleurs qui étaient employés de manière irrégulière, pour des travaux provisoires dans certains secteurs seront intégrés sur une base plus solide et stable. C’est ce qu’a annoncé récemment le Chef de l’Etat, Kaïs Saïed, au cours d’un conseil de ministres, en évoquant notamment la situation des travailleurs des chantiers qui ont longtemps souffert d’une situation de misères, étant constamment à la merci de certaines sociétés de sous-traitance qui les exploitaient à l’envi, en les privant de leur droit au travail avec un salaire juste et équitable.
Parmi ceux qui ont été longtemps oubliés de la transition économique et sociale en Tunisie, les travailleurs de chantiers occupent une place singulière. Présents dans presque toutes les régions, en particulier dans les zones intérieures et défavorisées, ils exécutent des tâches essentielles pour l’entretien des espaces publics, l’assainissement, ou encore l’environnement, souvent dans des conditions précaires et sans reconnaissance institutionnelle. Le phénomène ne date pas d’hier. Il s’est enraciné au fil des décennies, révélant un modèle de gestion de la pauvreté plutôt qu’un vrai projet de lutte contre elle. Ces travailleurs ont été utilisés comme variable d’ajustement social, avec pour seule promesse celle d’un emploi temporaire, sans avenir, ni reconnaissance. Or, ce modèle a atteint ses limites. Il nourrit aujourd’hui un sentiment d’injustice profond, notamment chez les jeunes générations et les travailleurs qui, après parfois 10, 15 ou 20 ans de service, attendent toujours d’être intégrés dans un cadre légal digne.
CDI et protection sociale effective
En effet, les travailleurs de chantiers, représentent une catégorie de travailleurs précaires intégrés dans le secteur public ou semi-public, sans un véritable statut juridique clair. Leur situation soulève de nombreux enjeux sociaux, économiques et institutionnels. Ils n’avaient pas de statut légal stable ni de reconnaissance claire tant dans le secteur public que dans le secteur privé. Ils avaient également une faible rémunération proche du SMIG et sans revalorisation depuis plusieurs années pour la plupart d’entre eux. Certains n’ont même pas de couverture sociale. Par ailleurs il y a des disparités régionales avec une forte concentration dans certaines régions éloignées où l’emploi formel est rare. En général ils sont souvent employés dans les municipalités, les projets environnementaux ou les programmes sociaux.
Ils œuvrent quotidiennement dans les espaces publics, les routes, les forêts ou les centres administratifs et restent confinés dans une précarité d’un autre âge. Désormais, en vertu de la nouvelle loi réformant le contrat de travail en vue d’une meilleure stabilité, les travailleurs des chantiers seront intégrés dans le système unique du contrat de travail à durée indéterminée (CDI) dans un souci de protection sociale effective, et avec des salaires qui ne pourront plus être aléatoires, comme ce fut le cas auparavant. Les travailleurs de chantiers étaient utilisés pour combler les besoins de main-d’œuvre dans les institutions publiques, sans pour autant être intégrés.
Cela permettait à l’administration d’assurer des services essentiels à moindre coût, tout en maintenant ces employés dans une forme de dépendance institutionnelle. Il ne s’agit pas d’un simple ajustement budgétaire ou administratif. Il s’agit de respect, de justice et de réparation, à ces femmes et ces hommes qui ont contribué, souvent pendant des décennies, à faire fonctionner le pays dans l’ombre. Leur régularisation ne serait pas un privilège, mais une juste reconnaissance politique. Ce qui est dans le cadre de la lutte contre la précarité et toute forme d’exploitation du travailleur, préconisée par le Chef de l’Etat. Aussi est-il utile de redynamiser les caisses sociales afin de sortir de l’exclusion.
Un modèle essoufflé
Le modèle de protection sociale, construit à partir des années 1960 sur un système contributif lié à l’emploi formel, est essoufflé. Il ne parvient plus à répondre aux défis contemporains, à savoir le vieillissement de la population, l’explosion de l’économie informelle, la précarité croissante des jeunes et des travailleurs intermittents, et surtout exclusion de pans entiers de la population, notamment les travailleurs de chantiers. Ces derniers, bien qu’employés par des structures publiques ou parapubliques, ne bénéficient pas d’une couverture sociale effective. Les caisses sociales tunisiennes à savoir la CNSS et CNRPS sont confrontées à un déséquilibre démographique, avec moins de cotisants pour plus de retraités, face à une érosion de l’emploi formel.
Plus de 50 % des actifs sont hors du champ de la sécurité sociale. C’est la raison pour laquelle il faut une inclusion progressive de tous les travailleurs précaires. Il faut créer un statut social simplifié permettant l’affiliation volontaire ou semi subventionnée des travailleurs de chantiers, saisonniers, freelances ou informels à un régime de base. L’État peut jouer un rôle de contributeur solidaire pour les populations à faibles revenus. La coexistence de plusieurs régimes, que ce soit dans le privé que dans le public, est source d’iniquité et d’inefficacité. À moyen terme, l’objectif doit être de créer un régime unique de base universel, avec des piliers complémentaires facultatifs pour les hauts revenus ou les métiers spécifiques. La redynamisation des caisses sociales ne se résume pas à une question technique ou budgétaire. C’est une décision politique structurante, un engagement envers l’équité, et une vision à long terme pour un développement durable et inclusif. Inclure les travailleurs de chantiers dans le système, ce n’est pas une faveur, c’est restaurer un droit.
C’est refuser que l’utilité sociale ne donne lieu qu’à de la précarité. C’est enfin, reconstruire la confiance entre l’État et les citoyens. Il est temps de se doter d’un système de protection sociale solide, équitable et universel, qui protège non seulement ceux qui ont un contrat, mais aussi ceux qui ont un métier, une utilité, un besoin. À l’heure où la Tunisie cherche des voies de sortie à ses crises économique, sociale, traiter avec dignité ceux qui ont été les premiers sacrifiés est un acte fondateur d’un avenir plus équitable. Il est temps d’en finir avec les demi-mesures. Il est temps de transformer le travail précaire en travail digne, et la promesse de justice sociale en réalité vécue.
Ahmed NEMLAGHI